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lundi 26 mars 2012

A la recherche de Nafissatou Diallo


M le magazine du Monde |


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Le métro aérien fait un vacarme répété de ferrailles déglinguées. Un grand Black encapuchonné à l'air pressé sort du petit immeuble en briques situé juste en face, le 1040 Gerard Avenue, au coeur du Bronx, à New York. "Nafissatou ? Ah ouais, la fille qui a eu des histoires...", lance-t-il le dos déjà tourné. De loin, il grommelle : "Elle n'habite plus l'immeuble depuis l'affaire..." Au coin de la rue, dans le salon de coiffure qui annonce toutes sortes de miracles pour la chevelure, les ongles et l'air de jeunesse, on n'a jamais entendu parler d'elle. Pas davantage dans le minuscule "take away" africain-américain situé à quelques blocs de chez elle, au coin de Sheridan Avenue et de la 170e Rue, où il lui arrivait de tenir la caisse le soir, en rentrant du Sofitel. Le restaurant sent encore fort la banane grillée mais il a récemment changé de propriétaire. Nafissatou Diallo ? La femme qui s'active derrière ses fourneaux ne lève même pas les yeux. "Connais pas." "On ne veut pas d'histoires", tranche le serveur, qui dit l'avoir "seulement vue à la télé".

Nafissatou Diallo a tout quitté : la Guinée où elle est née, le Bronx où elle habitait, le centre de Manhattan où elle travaillait, Harlem où elle avait ses habitudes, 2115 Frederick Douglass Boulevard, dans un petit restaurant sénégalo-guinéen en face d'une mosquée. Toute trace d'elle a disparu. Comme si elle avait à peine existé.

Cette femme "très peu séduisante", ainsi que l'ont souligné les avocats de Dominique Strauss-Kahn, vivait ici avec sa fille de 16 ans, au 1040 Gerard Avenue, les fenêtres face au pont du métro qui relie Manhattan à sa banlieue nord-est. Au petit matin, elle partait à pied prendre le métro, voyait défiler une dernière fois les buildings blafards du Bronx, descendait à la station Rockefeller Center, rejoignait la 44e Rue, entre la 5e et la 6e Avenue. Là commençait le deuxième monde de Nafissatou Diallo.

Au royaume policé du Sofitel, l'hôtel français où elle était employée depuis plus de trois ans, elle en oubliait jusqu'à son nom. La Guinéenne Nafissatou devenait Ophelia, invisible shakespearienne au pays des WASP, affairée à sa routine et tranquillement ordinaire. Jusqu'à ce samedi où elle a déposé plainte contre le client de la suite 2806, directeur en exercice du Fonds monétaire international (FMI). Ce fameux 14 mai 2011 où l'accusation de viol d'une femme de chambre, immigrée peule à Manhattan, a pulvérisé l'une des personnalités les plus puissantes de la planète, où la politique française a connu comme jamais la sidération, où la vie de Nafissatou Diallo a, elle aussi, basculé pour toujours.

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Aujourd'hui, on l'a oubliée. L'extravagante affaire Strauss-Kahn s'est emballée dans un feuilleton sans fin, mais son témoin-clé, à l'origine du vacarme, n'intéresse plus personne. La mystérieuse inconnue avait furtivement laissé entrevoir son visage et sa voix, le temps d'une interview sur la chaîne américaine ABC News, le 25 juillet 2011, puis trois jours plus tard lors d'une brève conférence de presse au Christian Cultural Center, une vaste église évangélique de Brooklyn, devant des représentants de communautés religieuses new-yorkaises. Le monde entier a scruté alors l'étrange douceur vide de son regard, les quelques cicatrices d'acné sur sa peau, sa gestuelle un peu théâtrale, son filet de voix enfantine, le pantalon qu'elle pinçait timidement de sa main, le mime désordonné qu'elle faisait de son agression présumée. Son malaise face aux codes mal appris d'un monde. Depuis, plus rien. Nafissatou Diallo est retournée à son obscurité et à ses secrets.

Qu'est devenue celle qui, le temps d'un début d'été, avait enthousiasmé à coups de superlatifs graveleux les tabloïds new-yorkais ? Avant l'affaire déjà, elle ne se laissait pas connaître. Ceux qui avaient croisé son chemin peinaient à décrire une femme sans bruit, travailleuse, "employée modèle" selon le Sofitel, dont l'unique préoccupation était de donner une meilleure éducation à sa fille. "Elle était peu impliquée dans la communauté", raconte la caissière du restaurant Punjab Palace, qui, comme son nom ne l'indique pas, est un repaire des Guinéens de Manhattan, sur la 30e Rue, à Broadway. "Je ne l'ai jamais vue participer à une quelconque manifestation de Guinéens, ni assister à un événement sportif et culturel, renchérit Souleymane Diallo (même patronyme mais aucun lien de parenté), président du Pottal Fii Bhantal Fouta Djallon, une des organisations de Guinéens de New York. Rester discrète, c'est son signe."

Mêmes réponses au 3400 3e Avenue, dans cet immeuble en briques rouges fermé par des rideaux de fer, qui abrite le Fouta Islamic Center, principal QG des Guinéens de New York. En bas, un minuscule restaurant et un bazar où les mousses à raser côtoient d'énormes sacs de riz. A l'étage, la mosquée. Nafissatou Diallo fréquentait l'endroit. "Elle ne vient plus", dit sans commentaire l'imam Abdourahmane Bah. Dans le même building, une porte conduit à un escalier, puis au fond d'une cour à un capharnaüm où les immigrants en provenance de Guinée viennent chercher un soutien administratif, des cartes téléphoniques, faire des transferts d'argent ou trouver des conseils pour obtenir la nationalité américaine. Mais Mme Diallo, 33 ans aujourd'hui, n'en est plus là.

Ceux qui ne disent pas l'avoir perdue de vue préfèrent affirmer sèchement qu'ils ne la connaissaient pas : la femme de chambre guinéenne et peule, qui leur a valu le désagrément d'une meute de journalistes et de badauds curieux, est devenue un embarras, une source de possibles ennuis. Devant la mosquée de Frederick Douglass Boulevard, les Ivoiriennes, Sénégalaises ou Guinéennes qui se partagent les échoppes, comme ces hommes peuls ou malinkés qui palabrent sur le trottoir, sont les plus cruels à la juger sans la connaître : qu'elle ait été violée comme elle l'affirme, ou consentante comme le laisse entendre la défense de M. Strauss-Kahn, elle est perdue à leurs yeux. "Dans nos valeurs culturelles, on n'accepte pas une femme violée, note Souleymane Diallo. Mais grâce à nos explications, la communauté se met à soutenir Nafissatou maintenant.»

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Elle ne vit plus sous protection policière, comme du temps où la procédure pénale avait cours. Son nouveau lieu de résidence est gardé secret. Elle a quitté le Bronx dès le début de l'affaire et habite discrètement avec sa fille un autre borough de la ville de New York, dans une quasi-clandestinité. Elle ne travaille plus mais reste salariée par le Sofitel, avec un statut équivalent à un congé maladie. Son avocat Kenneth Thompson et les rares membres de sa famille immigrés aux Etats-Unis - sa soeur et son beau-frère du Bronx, son frère de l'Indiana -, sont à peu près les seuls à rester en contact avec elle. Souleymane Diallo lui parle parfois au téléphone. "Au début, elle ne disait pas deux mots de suite, raconte-t-il, elle ne faisait que pleurer. Ça va mieux, mais elle ne parle pas beaucoup. Elle parle surtout de sa fille, qui est bonne élève. Elle doit se faire opérer l'épaule, suite aux tracasseries que lui a faites Strauss-Kahn dans la chambre. Pour la réconforter, je lui dis qu'elle a déjà gagné, que toutes les victimes lui disent merci, que DSK est maintenant sous surveillance. Mais elle a peur de tout. Elle m'a dit : "Je vis dans quelque chose de sombre." Entre l'argent qu'elle peut gagner et sa vie d'avant, je pense qu'elle préfère sa vie d'avant."

Dans son affrontement judiciaire avec Dominique Strauss-Kahn, Nafissatou Diallo a perdu la première manche. Le procès pénal, qui s'est soldé le 23 août 2011 par l'abandon des poursuites contre l'ancien directeur du FMI, à la demande du procureur de New York Cyrus Vance, a fortement écorné son image. Les accusations portées dans le rapport du procureur sont dévastatrices pour la jeune femme. Mensonges, fausses déclarations, versions contradictoires : autant d'éléments qui "ont gravement remis en cause sa fiabilité en tant que témoin dans cette affaire", indique le rapport. Sur l'endroit où elle était allée se réfugier aussitôt après sa rencontre avec l'inculpé, la plaignante a donné trois versions différentes. Elle a menti "avec une conviction totale" sur un viol dont elle aurait été victime en Guinée, comme on lui avait jadis conseillé de le faire lors de sa demande d'asile aux Etats-Unis. Elle a reconnu avoir fait de fausses déclarations sous serment au cours de son témoignage devant le grand jury.

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Elle n'avait pas non plus les meilleures fréquentations. Son compte bancaire était le réceptacle de dépôts d'argent émanant de différentes personnes, pour un montant d'environ 60 000 dollars. Son fiancé se trouvait prisonnier en Arizona pour trafic de drogue. Le lendemain de l'agression présumée, les policiers de l'Arizona chargés de le surveiller ont enregistré l'une de ses conversations téléphoniques. Et découvert, à leur grande surprise, que le trafiquant présumé parlait à une certaine Nafissatou, et évoquait cette affaire DSK sur laquelle planchaient leurs confrères du NYPD (New York Police Department). Une phrase extraite de cette conversation a été rapportée par un officier de police impliqué dans l'enquête, et reproduite dans le New York Times du 1er juillet : "T'inquiète pas, ce type a beaucoup d'argent, je sais ce que je fais."Cette phrase, qui a fait grand bruit, prête à controverse. Elle est issue d'un enregistrement sous scellés que le procureur et les avocats des deux parties ont écouté à huis clos. Kenneth Thompson et Douglas Wigdor, les conseils de Nafissatou Diallo, la contestent : la conversation, prononcée dans ce dialecte peul spécifique qu'est le fulani de Guinée, aurait été selon eux incorrectement traduite par un Peul du Sénégal. Ils ont confié l'enregistrement à un autre traducteur, peul guinéen.

Selon eux, le résultat est tout différent : Mme Diallo n'aurait mentionné la fortune de M. Strauss-Kahn que pour expliquer qu'il lui faisait peur. C'est son ami qui aurait évoqué le pactole à en tirer, ce à quoi elle n'aurait pas souscrit. C'est en mentionnant sa sécurité qu'elle aurait dit : "Je sais ce que je fais."Les défenseurs et les proches de Dominique Strauss-Kahn, qui insinuent l'existence d'un complot ourdi contre leur client, en déduisent que Mme Diallo aurait tendu délibérément un "piège" à DSK. "Argument absurde et scandaleux", rétorque M. Wigdor : "Si le fait d'avoir un fiancé soupçonné de trafic de drogue doit influencer la justice dans une affaire de viol, il y a de quoi être très inquiet." Le rapport du procureur rappelle que le dossier d'employée de Mme Diallo ne contenait "aucun rapport d'incident et n'indiquait aucun problème disciplinaire". "Si Nafissatou était prostituée, indique de son côté Souleymane Diallo, je peux vous dire que ça aurait fait scandale dans la communauté. On est à peu près 5 000 Peuls à New York et on connaît vite ceux qui causent des problèmes. Si c'était le cas, on en aurait entendu parler depuis longtemps."

Le rapport du procureur ne "blanchit" pas M. Strauss-Kahn, contrairement à ce que celui-ci a voulu faire croire lors de son intervention télévisée du 18 septembre sur TF1, face à Claire Chazal. Il n'établit pas son innocence : il constate que la fiabilité de Mme Diallo "est gravement remise en cause" en tant que témoin, et n'est pas à même de convaincre douze jurés à l'unanimité et "au-delà du doute raisonnable", comme l'exige la procédure pénale américaine, de la culpabilité de l'accusé.

"Le nombre et la nature des mensonges de la plaignante, dit le rapport, nous empêchent de donner foi à sa version des faits au-delà de tout doute raisonnable, quelle que soit la réalité de ce qui s'est passé entre elle et l'inculpé. Et si nous ne pouvons la croire au-delà de tout doute raisonnable, nous ne pouvons pas demander à un jury de le faire." Pour Kenneth Thompson, en revanche, "la crédibilité est importante mais ne suffit pas. Il y a des éléments à charge, des preuves physiques, des témoins, des rapports d'experts".

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La jeune femme n'a jamais modifié son récit de la présumée agression sexuelle, en tant que telle, dans la suite 2806. Ses mensonges ont porté sur ce qui a précédé et suivi la rencontre. Son témoignage a été corroboré par le rapport médical de l'hôpital Saint Luke Roosevelt de Harlem, où elle a été admise après les faits : les experts ont conclu à la concordance entre l'agression décrite par Nafissatou Diallo et les marques constatées sur son corps. "Elle est arrivée en état de choc, très secouée, très affectée (...). Je n'ai pas mis en doute son témoignage", a dit au Monde Susan Xenarios, directrice expérimentée du Crime Victims Treatment Center (centre de traitement des victimes de crime) à l'hôpital Saint Luke.

Les "mensonges" divers de la jeune femme n'affectent pas la conviction de Mme Xenarios : la mémoire des détails est souvent occultée par le traumatisme, rappelle l'experte médicale. Ils ne prouvent pas non plus que l'agression n'a pas eu lieu, selon Lisa Friel alors procureure adjointe et chef de la Sex Crimes Unit. Celle-ci a démissionné après avoir critiqué la rapidité excessive avec laquelle son supérieur hiérarchique, Cyrus Vance, a mené l'enquête.

La bataille sur la personnalité de Nafissatou Diallo est au coeur de la deuxième manche judiciaire, qui se joue en ce moment : la jeune femme a entamé le 8 août 2011 une action au civil contre Dominique Strauss-Kahn, devant le tribunal du Bronx... à quelques blocs du petit immeuble qu'elle habitait, 1040 Gerard Avenue.

La première audience doit avoir lieu mercredi 28 mars chez le juge, en présence des avocats des deux parties. La procédure elle-même promet d'être longue, entrecoupée d'interruptions et de rebondissements. Elle s'achèvera soit par un procès, soit par une négociation dont on ne connaîtra pas les clauses, soit sur décision du juge. Les conseils de M. Strauss-Kahn tentent de faire valoir l'immunité diplomatique de leur client et cherchent à arrêter la procédure. Ceux de Mme Diallo se disent sûrs d'eux et "décidés à aller jusqu'au bout". La jeune femme tiendra-t-elle jusqu'au procès ? Préférera-t-elle négocier ?

Dès le début, Nafissatou Diallo a été brandie comme un symbole. Son avocat, Kenneth Thompson, en avait fait d'un coup la voix de toutes les victimes de viol : "(Ma cliente) se bat pour sa dignité en tant que femme et pour toutes les femmes et enfants dans le monde qui ont été abusés sexuellement et qui ont trop peur de dire quoi que Lience soit", avait-il clamé le 6 juin 2011, devant le tribunal de Manhattan. "Je dois être forte pour (ma fille) et pour toutes les femmes dans le monde", avait-elle renchéri le 28 juillet au Christian Cultural Center. Le sénateur démocrate Bill Perkins, élu de l'Etat de New York à Harlem, avait organisé meetings et conférences de presse pour soutenir Nafissatou Diallo, les femmes et les Noirs", nous explique-t-il dans son bureau plein de bibelots africains, d'effigies de Miles Davis et de Barack Obama qui surplombe jusqu'à l'horizon le nord de Manhattan. Mme Diallo n'était pas présente à ces réunions. Le sénateur ne l'a d'ailleurs jamais rencontrée. Nafissatou Diallo, la femme de chambre la plus célèbre du monde, recluse dans sa vie effacée, est dépassée par son histoire.

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