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jeudi 1 septembre 2011

«La crédibilité de la femme est un enjeu, plus que celle de l’homme»


Par ERIC FASSIN sociologue, professeur à l’Ecole normale supérieure (ENS)

L’abandon des charges contre Dominique Strauss-Kahn confirme une vérité indéniable : aux Etats-Unis, la logique d’un procureur est d’abord politique. Dans cette affaire, il poursuivait sans pitié tant qu’il comptait gagner gros ; dès lors qu’il estime n’avoir qu’à y perdre, il renonce sans états d’âme.

Ce qui est vrai aujourd’hui ne l’était pas moins à la mi-mai lorsque la justice s’abattait sur le patron du FMI avec brutalité, ou fin juin quand, pour justifier son revirement, Cyrus Vance Jr. accablait sans vergogne Nafissatou Diallo. Une même préoccupation électorale explique tour à tour la parade organisée devant les caméras, au détriment de l’accusé, et les fuites orchestrées dans les journaux, aux dépens de la plaignante. Et si l’on avait tort hier de s’émerveiller d’un système qui n’hésite pas à s’en prendre aux puissants, on ne saurait avoir raison aujourd’hui d’applaudir une machine judiciaire qui a le courage de reconnaître ses erreurs.

On nous demande de faire confiance à la justice ; encore faut-il rappeler qu’elle n’établit pas la vérité, mais une vérité. D’ailleurs, deux vérités se sont succédé en quelques mois, devant le tribunal - mais aussi dans les médias. En France, on s’est indigné (à bon droit) qu’un tabloïd comme le New York Post couvre d’injures DSK avant de traîner dans la boue Nafissatou Diallo ; mais le New York Times n’aura fait qu’en donner une version respectable, en accompagnant pareillement les revirements du procureur : celui-ci s’employait de la sorte à orienter les lecteurs, qui sont aussi ses électeurs.

Il est vrai que, spectateurs de ce drame, nous pouvons céder à la tentation de rétablir la vérité, en reconstituant, selon nos croyances, tel ou tel récit vraisemblable. Autrement dit, si la justice étasunienne se fonde sur la crédibilité (pour le jury), nous lui substituons volontiers un critère de plausibilité (à nos yeux). Toutefois, il paraît plus rationnel aujourd’hui de prendre acte de la pluralité des vérités, constitutive du différend judiciaire. Après tout, la justice elle-même en donne le modèle aux Etats-Unis : la vérité du pénal, «au-delà du doute raisonnable», n’est pas celle du civil, où le «fardeau de la preuve» est limité à une simple «prépondérance». Aussi peut-on gagner au civil après avoir perdu au pénal - et non l’inverse.

Dans cette affaire, trois éléments sont venus nous rappeler que l’établissement d’une vérité est indissociable des rapports de pouvoir. Le premier touche bien sûr, puisqu’il s’agit de viol, au sexe - soit à la fois à la sexualité et au genre. On retrouve une logique bien connue des féministes : s’il est juste que l’accusé soit présumé innocent, trop souvent, la plaignante n’est-elle pas présumée coupable ? On demande à l’accusatrice (et non à l’accusé) d’être irréprochable, et d’abord sexuellement. La crédibilité de la femme est donc un enjeu, plus que celle de l’homme. C’est ainsi que, pour le procureur, les informations qui ont circulé sur leur vie sexuelle auront nui à Nafissatou Diallo (depuis la rumeur de sida jusqu’aux allégations de prostitution) bien plus qu’à Dominique Strauss-Kahn (des rumeurs sur son libertinage jusqu’à la plainte pour tentative de viol déposée en France par Tristane Banon).

Deuxième élément qui résonne avec l’histoire raciale, et pas seulement aux Etats-Unis : la parole des Noirs est moins crédible que celle des Blancs ; en outre, les Noirs ont bien plus conscience de cette injustice que les Blancs. C’est souvent vrai dans les rapports avec la police et la justice - et ce fut la clé du procès OJ Simpson en 1995. Ça l’est particulièrement en matière sexuelle : les militants de la cause noire le font déjà remarquer, qui peut croire, surtout au pays du lynchage, qu’un homme noir accusé de viol par une femme blanche s’en serait aussi bien tiré ?

Un troisième élément nous rapproche du contexte français. On reproche à Diallo d’avoir menti pour obtenir l’asile aux Etats-Unis. On retrouve ici le piège tendu par la politique d’immigration : le soupçon a priori qui pèse sur les étrangers peut les amener à aménager «leur» vérité pour s’adapter à la «nôtre». Pour être plus crédibles, ils s’exposent à l’être moins. La parole des immigrés, comme celle des Noirs, comme celle des femmes, ne pèse donc pas du même poids que la «nôtre».

Fin de partie ? Peut-être. Encore faut-il méditer les leçons d’une autre «affaire». En octobre 1991, à Washington, la juriste Anita Hill accusait Clarence Thomas, pressenti à la Cour suprême, de l’avoir harcelée, dix ans plus tôt, alors qu’elle était sa subordonnée. La révélation venait trop tard pour porter plainte, mais le Sénat organisa des auditions qui secouèrent le pays.

Toutefois, l’opinion accordait alors moins de crédit à son accusatrice. Le juge fut donc confirmé ; il siège encore aujourd’hui à la Cour suprême. Pour autant, la vérité de cet homme (noir) l’a-t-elle vraiment emporté, aux dépens de cette femme (noire) ? Rien n’est moins sûr. Un an plus tard, un sondage montrait que l’opinion s’était retournée - sans qu’aucune révélation puisse l’expliquer. En réalité, c’est l’affaire qui avait éduqué le pays sur les rapports de pouvoir, tant sexuels que raciaux. Les critères de la crédibilité, et de la plausibilité, en sortaient durablement modifiés. Anita Hill apparaît, à l’occasion du 20e anniversaire de cette affaire, non plus perdante, mais gagnante : grâce à elle, on comprend mieux aujourd’hui ce qu’est le harcèlement sexuel.

En France, nul ne sait encore ce qu’il en sera du tribunal de l’opinion et des effets pédagogiques de l’affaire. La question n’est pas tant de savoir qui a dit la vérité, et qui a menti, dans une logique de fait divers. Le fait de société pose une autre question : non pas qui croire, mais qui prend-on au sérieux, et pas seulement dans une affaire de viol ? De quel poids pèse la vérité des unes et des autres - des femmes et des hommes, des pauvres et des riches, des Noirs et des Blancs ?

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